Depuis le 17 mars nous sommes confinés sur notre catamaran à l’ancre dans la baie de Marigot à Saint-Martin. Il est facile à postériori de savoir ce que nous aurions pu ou dû faire, mais si on se reporte aux deux premières semaines de mars, rien n’était clair. On sentait que quelque chose s’en venait, mais quelles seraient les décisions des autorités? Nous étions à ce moment à Sint Maarten, le côté hollandais de l’ile. Dimanche matin le 15 mars, nous avons été aux bureaux de l’immigration leur demander s’ils savaient quelles restrictions pointaient à l’horizon. Aucune instruction spéciale ne s’annonçait. La seule différence pour eux est qu’ils devaient maintenant porter des gants…
À ce stade, nous avons senti qu’une sérieuse réflexion s’imposait. Nous pensions à l’origine passer quelques jours du côté français avant de nous diriger vers les iles Vierges Britanniques et Américaines pour au moins un mois. Nous avons, ce fameux dimanche, décidé d’aller immédiatement vers Marigot du côté français de l’ile. Notre raisonnement étant que si un confinement devait survenir, nous serions probablement plus en sécurité dans un territoire français d’outremer, où normalement les règles sont claires et qui recevra en cas de besoin le support de la métropole. C’est, je crois, la meilleure décision que nous ayons prise.
Ce même dimanche, en soirée, le confinement était annoncé en France pour le mardi 17 à midi. Nous nous sommes donc enregistrés en territoire français et avons passé les journées de lundi et mardi à bien nous préparer afin de faire face à toute éventualité: Plein d’essence pour l’annexe et de diesel pour le catamaran, butane pour la cuisson, articles nécessaires à l’entretien chez l’accastilleur et grosse épicerie. Nous avons aussi discuté des différents plans que nous pourrions devoir envisager si la situation se développait de façon optimiste, pessimiste ou dramatique, tant localement que globalement.
Le mardi le confinement a donc débuté, et le jeudi 19, les iles Vierges Britanniques annoncent la fermeture de leurs frontières. Voilà que notre intuition se voyait confirmée : C’est à Saint-Martin que nous passerons cette période.

Dans la semaine qui suivit, toutes les frontières fermèrent. À part quelques iles qui laissent entrer les bateaux sous réserve d’une quatorzaine à bord ou parfois à l’hôtel, il n’y eu plus de possibilité de se déplacer. Les avions qui atterrissaient et décollaient de l’aéroport se turent soudainement. Les histoires d’iles moins accueillantes se multiplièrent… Il est compréhensible que certaines iles déjà privées de beaucoup de ressources en temps normal ne veuillent pas prendre la responsabilité des plaisanciers en plus de celle de leurs citoyens. Donc à Cuba, tout le monde dehors. Ailleurs, on ne renouvelle plus les permis de croisière, etc. On lisait et entendait de nombreuses histoires de plaisanciers chassés par les gardes côtes alors qu’ils essayaient d’entrer sur un territoire et qu’ils ne savaient plus où aller. On lisait ou entendait aussi plusieurs histoires de plaisanciers qui pensaient avoir tous les droits acquis et bafouaient les règles de confinement, ce qui ne jouait évidemment pas à notre avantage. Des voiliers arrivant d’Europe après trois semaines en mer ont rapidement vu leur rêve de bière fraîche être remplacé par la recherche d’un port d’accueil prêt à les recevoir.
À Saint-Martin, chaque matin, on syntonisait le réseau VHF local à 07h30 sur le canal 10 pour tenter d’y trouver un peu d’information, mais on y entendait surtout des présentations sur les traitements miracles contre la COVID 19 (séchoir à cheveux orienté précisément vers les sinus, respirations yogiques ou prise d’un médicament vanté par un certain président), tout cela parsemé de perceptions erronées sur les règles locales présentées comme des vérités. Il était très difficile de s’y retrouver afin d’identifier ce qui était permis ou pas.
Sur ce même réseau VHF, on apprit qu’un homme était évacué d’un catamaran nommé « Paradox » ancré à moins de 100 mètres du nôtre. Confirmé COVID 19, il fut transféré vers Miami où il rendra l’âme quelques jours plus tard. Sa conjointe, qui relatait les développements sur les ondes au quotidien est également déclarée positive et fut éventuellement évacuée. Le bateau est toujours ancré derrière nous, silencieux. Comme nous, ils avaient récemment pris la décision de laisser une vie bien remplie pour voguer sur les océans.
Nous sommes donc conscients de notre chance dans cette situation difficile. Quand nous en sommes moins sûrs, nous n’avons qu’à tourner la tête vers tribord où une famille australienne avec trois très jeunes enfants à bord, dont un aux couches, est confinée sur un bateau plus petit que le nôtre.
Chaque jour, on suit ce qui se passe à la maison. On écoute les nouvelles de Radio-Canada chaque midi et la conférence de presse quotidienne de notre premier ministre. On garde l’oreille ouverte vers la France puisque les règles de la métropole sont celles appliquées ici… Donc à la radio on écoute aussi les discours du président Macron.
Le consul honoraire du Canada sur place est très accessible et la machine du ministère des affaires extérieures nous rappelle à quel point il est bon d’être Canadien. Ils sont là pour faciliter notre évacuation et nous informent régulièrement. Cela ne change pas le fait que nous sommes sur un catamaran qui est en quelque sorte notre maison. Cela implique une réalité bien différente des autres voyageurs: 1) Nous sommes déjà à la maison donc pour nous il n’y a pas d’urgence 2) Il est absolument impossible de quitter le bateau sans le remiser dans un endroit sécuritaire avant la saison des ouragans.
Il devint clair que notre programme original de remonter vers le nord afin de laisser le bateau en sécurité quelque part sur la côte est américaine ne tenait plus. Nous avons donc immédiatement réservé une bouée avec service de gardiennage au Marin en Martinique auprès de Néo Marine. Sage décision puisque si nous voulions faire de même aujourd’hui cela serait impossible étant donné les centaines de bateaux qui comme nous devront changer leurs plans et passer la saison des ouragans dans les Antilles. En effet, nous arrivons à la période à laquelle normalement les voiliers remontent vers les États-Unis ou retournent vers l’Europe. Cette année, c’est l’exception plutôt que la règle, et comme Canadiens, il n’y a aucune garantie que les États-Unis nous accepteraient. Les règles changent encore tous les jours… La seule certitude à ce point, c’est que toutes les iles sont fermées. Les Américains et les Européens ont des terres d’accueil à portée de voile (Iles Vierges Américaines, iles Françaises), mais les nombreux Canadiens et Australiens sont plutôt loin de leur profit.
Nous prenons donc notre mal en patience. Isabelle et moi avons établi une belle routine centrée autour de la lecture et de l’exercice, auxquels viennent se greffer le montage vidéo et l’écriture pour Isabelle, et la cuisine et l’entretien bateau pour moi. Nous sortons du bateau une fois par semaine pour l’épicerie. Nous devons alors avoir en main notre attestation de déplacement dérogatoire dûment horodatée et signée.

Des règles il y en a beaucoup, mais elles ne sont pas parfaitement claires. La meilleure référence demeure la page Facebook de la préfecture locale. Par exemple, nous savons maintenant que nous n’avons pas le droit de nager autour du bateau. Les gendarmes ont « verbalisé » plusieurs voisins à cet effet (135 Euros s’il vous plaît!). L’armée, les douaniers visitent les bateaux au mouillage. Et les réponses diffèrent… Pouvons-nous nager à moins de 50 mètres du bateau? Ou pas du tout? Avons-nous le droit d’être deux dans l’annexe? Apparemment non, mais tout le monde le fait. Nous faisons donc de notre mieux pour limiter les déplacements et nous nageons avec circonspection. Et évidemment nous ne pouvons pas faire de voile (ou même déplacer le bateau).
Est-ce le paradis sur terre? Pas vraiment, mais il y a pire. Nous sommes d’un naturel heureux et choisissons d’être heureux dans ce malheur qui nous entoure. Nous avons deux impératifs à considérer dans notre plan de match: Le premier est la perte de notre couverture d’assurance santé et le deuxième est la saison des ouragans.

Pour l’assurance médicale voyage, nous avons d’abord reçu un avis à l’effet que toutes les couvertures se terminaient impérativement le 30 avril, avec aucune possibilité de renouveler. Les assureurs se sont finalement adaptés et nous avons pu renouveler notre couverture à quelques jours de cette échéance, laquelle inclut le COVID 19. Problème réglé.
Pour la saison des ouragans… Nous avons déjà choisi le Marin en Martinique, ce qui est environ 300 miles marins plus au sud, donc en théorie moins à risque, mais tout de même dans la zone des ouragans. La pénalité se situe au niveau des assurances avec une prime qui s’annonce passablement salée. Notre but est de nous y rendre d’ici juin. Pour le moment la frontière est fermée, et le déconfinement (partiel) étant annoncé pour le 11 mai, nous verrons quelles sont les possibilités à partir de ce moment. La « direction de la mer » française nous a refusé le déplacement jusqu’à maintenant, mais a ouvert la porte pour la période qui suit le 11 mai, date à laquelle les décrets en place expireront. Si nous étions sous pavillon européen, nous pourrions y aller dès maintenant, la France étant ouverte aux pavillons de l’UE. Si nous devions être bloqués à Saint-Martin, il y a toujours le lagon pour nous réfugier, mais lors du passage d’Irma en 2017, tous les bateaux s’y trouvant y avaient été endommagés. Alternativement, comme on voit venir ces systèmes plus d’une semaine à l’avance, la possibilité de larguer les amarres si un système approchait pour naviguer vers le sud pendant 4 ou 5 jours afin de le fuir reste une option. Il faudrait alors viser la Grenade ou même Trinidad, rester au large, et remonter vers le nord quand le danger serait passé.
Est-ce parfait? Non. Mais c’est un moment d’introspection dont nous avons choisi de profiter. Nous serons bien heureux de revenir au pays, normalement en juillet si les vols reprennent d’ici là. Nous aurons certainement une quatorzaine à faire en Martinique et probablement une autre en entrant au Canada. Il faut savoir vivre dans l’incertitude. Nous profitons de chaque moment mais avons bien hâte de voir nos familles, nos amis et d’être à la maison.
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